Un bruissement d’elles, Jean- Etienne vacille.
2ème partie
Dans le silence cauchemardesque d’un sommeil intermittent, il chute au cœur du Noir de son âme et s'écorche aux parois de l’absence. Surpris par l’ombre de son existence, dans le vide profond de la nuit menaçante, il médite cet arrêt sur image, reflet du chapelet égrené des jours qui se suivent et se ressemblent.
Demain, Lundi, une énième copie, à l’identique, de cette image si répétitive, qu’elle en devient froissée, les couleurs passées. Dans le décor papier glacé de son entreprise, il trébuche sur l’escalier de son ascension sociale, reste assis sur la marche du présent. Prendre l’ascenseur des cadres de l’entreprise, à quoi bon. Les étages défilent sans que quiconque prenne le temps de vous considérer. Depuis quelques mois, son humeur est devenue vagabonde, son esprit a adopté une flânerie quotidienne sans qu’il pût la maîtriser. Il s’en étonne, habitué à ne pas s’égarer. Forgé à la maîtrise d'une attention toujours soutenue, une concentration sans faille, une obstination dans l'effort.
Mais nous sommes dimanche, vingt quatre heures avant ce remake.
Il se prépare dans une fébrilité dominicale, submergé par l’angoisse de perdre une seule minute, celle de Jules.
Il sort, au hasard du vent du sud. Ses semelles de crêpe tapent le goudron déjà chaud, presque moelleux. La tranquillité des rues désertes attise ses pensées inquiètes. Il reconnaît la question lancinante de son devenir. Poursuivi par ses propres démons, il se réfugie dans cette librairie qu’il fréquentait autrefois. Il ne lit plus ou si peu, la presse du matin, le parisien sur le comptoir de son café. Pourtant, autrefois, il a navigué sur les flots de la littérature, Charlène tenant la barre de leurs lectures partagées. Les fantômes de la crypte de ses 20 ans le font frissonner. Il regarde, sans comprendre, ces livres offerts à sa curiosité. Il devrait être attiré par l’un d’entre eux. Il se sent froid, hagard. Les clients absorbés, feuillettent l’objet, le posent, en reprennent un autre, se décident. Il est ailleurs. En quittant la boutique personne ne lui prête attention.
Charlène l'a séduit au fil de leurs rencontres. Sa respiration s’accordait à la sienne, naturellement. Il eut peur de s’en arrêter là, à l’une, parmi toutes les autres. Alors il lâcha le fil.
Tournant les talons, il décide de provoquer le destin, reprendre la main, retrouver le fil rouge qui lui a échappé. Il entend encore ce voile mélodique qui a couvert une seconde, le brouhaha de la place « … Je passe tous les jours par ici. Sur les pavés, ça roule … ». Place de la comédie, il ne peut pas louper ce roulis, inhabituel, sur le parvis.
Les passants s’affairent, dans une chorégraphie désordonnée, tous en direction du marché du dimanche. La terrasse du café, exposée au soleil, est presque déserte. Quelques jeunes filles attablées, gloussent, jeunes écervelées, légères. Cela le fait sourire.
Un jour à tuer, pour un weekend désœuvré. Un ciné, voir son frère, rien d’autre. Une heure durant, il assoupit sa raison, retrouve le flottement léger d’une pensée inconsistante, familière, attentif aux silhouettes passagères des femmes. Il savoure les parfums, les déhanchements de ces silhouettes graciles, captives de son regard, pour une seconde d’éternité. Ses tensions s’apaisent, son corps se détend, son dos s’arrondit, il rallume son grimaçophone, dégaine sa première cigarette.
11H 35. Exceptionnellement, il commande une Suze glacée. Le soleil arrive péniblement à se glisser derrière les brumes de ses états d’âme. Il renonce à Charlène, momentanément. Il reviendra la guetter.
Je l’ai tout de suite reconnu par son allure, élégante. Il a changé, s’est assagi. Il a troqué son enthousiasme excentrique pour un air atonal. J’ai vacillé du haut de ma fausse assurance. J’aurai tant voulu le serrer dans mes bras. Pourquoi nous ne nous sommes jamais revus durant plus de 20 ans, dans cette même ville. Le destin est étrange.
Il tourbillonne autour de son ego, son moi qui l’envahit. Nostalgique d' après-midi buissonnières, il se dirige vers le café de ses années Lycée Sous les pavés, la rage. Amar, le patron du café, les appelait les Panachés. Il était si fier de son bistrot, Amar. Il s’attablait avec eux et parlait littérature. Il y a une dizaine d'années, Hugo, le bout en train de la bande a réuni, chez Amar, tous les anciens pour les retrouvailles d'un soir. Seuls quatre d'entre eux avaient répondu à l'appel. La soirée s'était prolongée jusqu'au petit matin, ondoyée par les récits d'Amar. Intarissable, il contait les histoires de ces égarés, venus trouver refuge, chez lui: une pause, une bière, le temps de se refaire, avant de reprendre leur destinée. Ce soir là, un soir de désespoir, ivre, Matt, un jeune soldat, a déposé, ici, en cet instant, les oripeaux de ses cauchemars d’Afghanistan. Petite virée en Europe avant de repartir au front, disait-il. Amar a tenté de le dissuader « Baisse les armes, mon petit, la vie est trop belle pour que tu y renonces. « Il savait lui ce que c’était, il l’avait fait cette putain de guerre, chaque nuit une goutte de sueur, une boule dans sa gorge comprimée lui rappelait l’horreur. Les anciens Panachés avaient écouté religieusement le carnet de voyage de Matt, entendu le bruit des tirs, compté ses cartouches, avaient perdu la parole. Fascinés, effrayés, sans voix, ils se perdaient dans le regard profond de ses yeux bleus esseulés. Et Jean- Etienne avait rompu la gravité, par une ritournelle, comme il savait le faire.
C'est la seule fois où la bande des anciens lycéens se sont retrouvés. Depuis il n'y est plus retourné. Il a enterré, enfoui sous ses trappes psychiques, tous les souvenirs de cette période. Il sent que ses plaques tectoniques intérieures se fissurent, sous les pavés de ses émotions, sa terre tremble, une brise nouvelle souffle dans ses tempes.
Le café est fermé le dimanche. Façade repeinte, le nom a changé " Au fil des jours heureux". Il renonce, rebrousse chemin.
13h: Les gens du dimanche déjeunent en famille. Lui, ce sera le plat du jour, Place de la Comédie.
Il entend au fin fond de son dessert glacé, le roulis sur les pavés. D'un regard vif il embrasse la place. Il la devine sous les ombrages des arbres. Elle n'est pas seule, accompagnée d'un homme, élégant, penché vers elle. Il se lève , attend de croiser son regard, lui adresse un signe, qu'elle lui rend. L'homme l'embrasse, s'en va. Elle roule vers lui. Il vacille alors d'une émotion dévastatrice, inconnue.
- Bonjour Charlène
- Bonjour…Un café s'il vous plaît …
- Tu as un peu de temps pour bavarder
-Oui j'ai été très occupée ces derniers temps. Beaucoup de boulot, peut-être un tournant professionnel. Je ne sais pas, je veux pas m'emballer.
- Ah c’est-à-dire…
- Tu sais je travaille dans une boite de production. Ils ont participé au film "De rouille et d'os" et ils avaient besoin d'un coach pour Marion Cotillard. Lui apprendre le fauteuil, le manipuler, danser avec, vivre les actes de tous les jours, à mobilité réduite. Lui permettre de faire comme si. Elle est incroyable, elle s'est vite laissée habiter par le personnage. Et toi…
- Moi rien de spécial. Je t'attendais.
Sur la pupille de cet instant, il renonça pour toujours à son grimaçophone.
Fin
LN