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22 décembre 2012 6 22 /12 /décembre /2012 11:00

 

 

 

Un bruissement d’elles,  Jean- Etienne vacille.

2ème  partie

 

Dans le silence  cauchemardesque d’un sommeil intermittent, il chute au cœur du Noir de son âme et s'écorche aux parois de l’absence. Surpris par l’ombre de son existence, dans le vide profond de la nuit menaçante, il médite  cet arrêt sur image, reflet  du chapelet égrené des jours qui se suivent et se ressemblent.

 

Demain, Lundi, une énième copie, à l’identique, de cette image si répétitive, qu’elle en devient  froissée, les couleurs passées. Dans le décor papier glacé de son entreprise, il trébuche sur l’escalier de son ascension sociale, reste assis sur la marche du présent. Prendre l’ascenseur des cadres de l’entreprise, à quoi bon. Les étages défilent sans que quiconque prenne le temps de vous considérer. Depuis quelques mois, son humeur est devenue vagabonde, son esprit a adopté une flânerie quotidienne sans qu’il pût la maîtriser. Il s’en étonne, habitué à ne pas s’égarer. Forgé à la maîtrise  d'une attention toujours soutenue, une concentration sans faille, une obstination dans l'effort.

 

Mais nous sommes dimanche, vingt quatre heures avant ce remake.

 

Il se prépare dans une fébrilité dominicale, submergé  par l’angoisse de perdre une seule minute, celle de Jules.

Il sort, au hasard du vent du sud. Ses semelles de crêpe tapent le goudron déjà chaud, presque moelleux. La tranquillité des rues désertes attise ses pensées inquiètes. Il reconnaît  la question lancinante de son devenir. Poursuivi par ses propres démons, il se réfugie dans cette librairie qu’il fréquentait autrefois. Il  ne lit plus ou si  peu, la presse du matin, le parisien sur le comptoir de son café. Pourtant, autrefois, il a navigué sur les flots de la littérature,  Charlène tenant la barre de leurs lectures partagées. Les fantômes de la crypte de ses 20 ans le font frissonner. Il regarde, sans comprendre, ces livres offerts à sa curiosité. Il devrait être attiré par l’un d’entre eux. Il se sent froid, hagard. Les clients absorbés, feuillettent l’objet, le posent, en reprennent un autre, se décident. Il est ailleurs. En quittant la boutique personne ne lui prête attention.

 

Charlène l'a séduit au fil de leurs rencontres. Sa respiration s’accordait  à la sienne, naturellement. Il eut  peur de s’en arrêter là, à l’une, parmi toutes les autres. Alors il lâcha le fil.

Tournant les talons, il décide de provoquer le destin, reprendre la main, retrouver le fil rouge qui lui a échappé. Il entend encore ce voile mélodique qui a couvert une seconde, le brouhaha de la place  « … Je passe tous les jours par ici. Sur les pavés, ça roule … ». Place de la comédie, il ne peut pas louper ce roulis, inhabituel, sur le parvis.

Les passants s’affairent, dans une chorégraphie désordonnée, tous en direction du marché du dimanche.  La  terrasse du café, exposée au soleil, est presque déserte. Quelques jeunes filles attablées, gloussent, jeunes écervelées, légères. Cela le fait sourire.

Un jour à tuer, pour un weekend désœuvré. Un ciné, voir son frère, rien d’autre. Une heure durant, il assoupit sa raison, retrouve le flottement léger d’une pensée inconsistante, familière, attentif aux silhouettes passagères des femmes. Il savoure les parfums, les déhanchements de ces silhouettes graciles, captives de son regard, pour une seconde d’éternité. Ses tensions s’apaisent, son corps se détend, son dos s’arrondit, il rallume son grimaçophone, dégaine sa première cigarette.

11H 35. Exceptionnellement, il commande une Suze glacée. Le soleil arrive péniblement à se glisser derrière les brumes de ses états d’âme. Il renonce à Charlène, momentanément. Il reviendra la guetter.

 

Je l’ai tout de suite reconnu par son allure, élégante. Il a changé, s’est assagi. Il a troqué son  enthousiasme excentrique pour un air atonal.   J’ai vacillé du haut de ma fausse  assurance. J’aurai tant voulu le serrer dans mes bras. Pourquoi nous ne nous sommes jamais revus durant plus de 20 ans, dans cette même ville. Le destin est étrange. 

 

Il tourbillonne autour de son ego, son moi qui l’envahit. Nostalgique d' après-midi buissonnières, il se dirige vers le café de ses années Lycée Sous les pavés, la rage.   Amar, le patron du café,  les appelait  les Panachés.  Il était si fier de son bistrot, Amar. Il s’attablait avec eux et parlait littérature. Il y a une dizaine d'années, Hugo, le bout en train de la bande a réuni, chez Amar, tous les anciens pour les retrouvailles d'un soir. Seuls quatre d'entre eux  avaient répondu à l'appel. La soirée s'était prolongée jusqu'au petit matin, ondoyée par les récits d'Amar.  Intarissable,  il contait les histoires de ces égarés, venus trouver refuge, chez lui: une pause, une bière, le temps de se refaire, avant de reprendre leur destinée. Ce soir là,  un soir de désespoir, ivre, Matt, un jeune soldat, a déposé, ici, en cet instant,  les oripeaux de ses cauchemars d’Afghanistan. Petite virée en Europe avant de repartir au front, disait-il. Amar a tenté de le dissuader « Baisse les armes, mon petit, la vie est trop belle pour que tu y renonces.  « Il savait lui ce que c’était, il l’avait fait cette putain de guerre, chaque nuit une goutte de sueur, une boule dans sa  gorge comprimée  lui rappelait l’horreur. Les anciens  Panachés avaient écouté religieusement le carnet de voyage de Matt, entendu le bruit des tirs, compté ses cartouches, avaient perdu la parole. Fascinés, effrayés, sans voix, ils se perdaient dans le regard profond de ses yeux bleus esseulés.  Et Jean- Etienne avait rompu la gravité, par une ritournelle, comme il savait le faire.

 

C'est la seule fois où la bande des anciens lycéens se sont retrouvés. Depuis il n'y est plus retourné. Il a enterré, enfoui sous ses trappes psychiques, tous les  souvenirs de cette période. Il sent que ses plaques tectoniques intérieures se fissurent, sous les pavés de ses émotions, sa terre tremble, une brise nouvelle souffle dans ses tempes.

 

Le café est fermé le dimanche. Façade repeinte, le nom a changé " Au fil des jours heureux". Il renonce, rebrousse chemin.

 

13h:  Les gens du dimanche déjeunent en famille. Lui, ce sera le plat du jour, Place de la Comédie.

Il entend au fin fond de son dessert glacé, le roulis sur les pavés.   D'un regard vif il embrasse la place. Il la devine sous les ombrages des arbres. Elle n'est pas seule, accompagnée d'un homme, élégant, penché vers elle.   Il se lève , attend de croiser son regard, lui adresse un signe, qu'elle lui rend. L'homme l'embrasse, s'en va. Elle roule vers lui. Il vacille alors d'une émotion dévastatrice, inconnue.

 

- Bonjour Charlène

- Bonjour…Un café s'il vous plaît …

- Tu as un peu de temps pour bavarder

-Oui j'ai été très occupée ces derniers temps. Beaucoup de boulot, peut-être  un tournant professionnel. Je ne sais pas, je veux pas m'emballer.

- Ah c’est-à-dire…

- Tu sais je travaille dans une boite de production. Ils ont participé au film "De rouille et d'os" et ils avaient besoin d'un coach pour Marion Cotillard. Lui apprendre le fauteuil, le manipuler, danser avec, vivre les actes de tous les jours, à mobilité réduite. Lui permettre de faire comme si. Elle est incroyable, elle s'est vite laissée habiter par le personnage. Et toi…

 

- Moi rien de spécial. Je t'attendais.


Sur la pupille de cet instant, il renonça pour toujours à son grimaçophone.

 

Fin

LN

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19 décembre 2012 3 19 /12 /décembre /2012 20:57

 

 

Un bruissement d’elles,  Jean- Etienne vacille.

1ère  partie

 

 

D’où lui vient cette élégance imprimée sur ses doigts effilés. Efféminées, ses mains semblent s’être protégées de leur fonction première, héritée de ses ancêtres,  l’art de la ferronnerie. Seul garçon de la famille, Jean-Etienne était promu à reprendre l’affaire familiale, une ferronnerie d’art  renommée pour son savoir faire, sa créativité, pour ses ornements  architecturaux uniques, ferronnier de père en fils. Les rythmes  de son enfance s’accordaient au martèlement du fer, la tonalité de ses après-midi buissonnières ruisselait du rouge des braises du four. La devise promulguée par ses aïeux se résumait au  travail bien fait, suer à la tâche devant les fourneaux. Il avait ingurgité le mandat paternel comme un plat qui se mange froid. Il avait décidé de se faire tout seul. Il avait quitté définitivement  la ferronnerie, sans se retourner.

 

Comme chaque jour, il flâne dans les rues de Montpellier, après en avoir fini avec tous ces clients encombrants. De  longues jambes fines, halées descendent vers lui. Il s’arrête, adresse un sourire au visage profilé à l'horizon. Il ferre les femmes comme des proies. Une brisure de parfum le traverse. Les yeux fixés au sol, sa prise passe, indifférente. Cet affront le cisaille, comme une entaille suintant le déni de son existence.

 Il sait pourtant  que la rue n’est pas un territoire propice à la chasse.  S’aborder dans la rue, à ciel ouvert, sans limites, point de cadre  pour s’installer, chacun en mouvement vers son propre ailleurs, échec et mat à coup sûr. Le décor anonyme prête à la confusion des styles. Ambivalence, on s’attire, on se dérange, on s’évite…

 

Les terrasses de la place de la comédie, son terrain favori, l’accueillent comme un habitué. Assis, seul, tranquillement, il commande une Suze glacée. L’été indien de septembre  permet encore de rester dehors. Les jambes des filles toujours nues, exhibent les empreintes du soleil d’été,  et leurs simples courbes accentuent son désir.  Il les dévisage, les met à nu, les trie, les départage. Très discrètement, d’un regard en biais, par en dessous, ou légèrement déplacé à l’horizon.

 

Entouré de femmes depuis son plus jeune âge, il les méprise  tout en vouant  une dévotion à l’esthétique du corps féminin dont il a depuis longtemps détaillé les coutures et façonné ses préférences. Un corps longiligne,  des jambes fines mais galbées, une poitrine généreuse et ferme, une taille accueillante, charnue mais sans aucune parcelle de graisse apparente.  Le mannequin n’est pas  son modèle absolu. Trop maigre, trop soumise à la froideur plastifiée des magazines, comprimée dans des vêtements excentriques.  Il les veut  sensuelles, susceptibles de se laisser prendre aux excès de jouissances libertines.

 

Sa dernière conquête remonte à plusieurs mois. Pour la première fois, c’est la femme qui a rompu leur pacte implicite. Partie sans ciller, elle  l’a abandonné, l’a  laissé choir. Depuis, chaque matin, devant sa glace grossissante, il doute.  A y regarder de près, il accuse mal la quarantaine. Ses cheveux bouclés sont moins épais, son joli teint halé ne cache plus les ridules ondulantes  de ses tempes et  les sillons sur son front. Ses pommettes deviennent  moins saillantes. Scrutant les détails visuels de son épiderme distendu, il vacille  dans les interrogations de son existence. Tentant en vain de taire toute pensée sur le sens de  sa Vie, une question lancinante s’impose à lui, de plus en plus souvent et à n’importe quel moment. Cette interrogation obsédante le déstabilise. « Qu’ai-je bien pu faire de mon existence ? Quelles sont ces vagues sur lesquelles j’ai brisé tout ce temps ? Quelle est la bonne direction… ».

Il s’évertue à garder le contrôle de lui même. Il a appris cela fort bien, durant  sa formation de commercial. Gérer les conflits, gérer ses affects. Ses collègues viennent le chercher en urgence, dépassés par des remontrances et des plaintes. Parfait dans ce rôle, les clients les plus  agressifs, avec lui, s’apaisent, renoncent à leur vindicte.

 

L’univers de son enfance, ses sœurs, sa mère et sa grand –mère doivent y être pour quelque chose. Toutes ces cancanières de filles, ces pleureuses lancinant des psaumes de jérémiades, l’ont toujours laissé de marbre. Son bouclier a comme armoiries  son faux sourire, esthétique, imperturbable,  désarmant.

Depuis son jeune âge, devant la glace de la salle de bains, parmi tous les flacons et pots de crème, il s’est entraîné. Des heures durant il a répété ces mimiques et pantomimes. Il s’est construit un répertoire d’expressions, un grimaçophone, son secret, partagé avec son seul confident, connu de lui seul. Il s’agit de  son frère, mort bien avant qu'il puisse s’en souvenir, il avait à peine deux ans. Toute sa  confiance s’incarne auprès de ce  cher  disparu. Ce personnage,  pour lui imaginaire,  lui ouvre tout espoir.  Chaque semaine, sa flânerie le mène au cimetière des blanches. Assis sur une pierre en forme de siège, fossilisée devant la pierre tombale, calée dans la terre,   il reste à soliloquer, sans que personne ne le voit, ni le soupçonne.

 

Depuis presque une  année, un flottement intérieur émousse son assurance et  sa désinvolture.  La première fois qu'il s’en rendit  compte fut la soirée ennuyeuse, à l’occasion  de l’anniversaire de sa sœur aînée. Dès qu’elle l’eut considéré comme un homme, elle prit soin de lui trouver des nouvelles conquêtes affriolantes,  « …pour une aventure sexuelle, uniquement. », lui avait il précisé. Elle a à charge de prévenir les prétendantes. Toujours reparti accompagné de l’une d’entre elles, parfois celle qui n’était pas l’élue présumée, ce soir là, il avait dû se résigner à vibrer seul.

Son approche méthodique, calculée, lui a toujours valu un succès absolu. Il orchestre sa mélodie toujours sur la même gamme. Opérant son premier octave, un  sourire franc affiché, il entame un phrasé d’une  attention soutenue dans les premiers échanges, pour enchainer sur le rythme percutant des questions. Sa figure de style consiste à  retenir les informations dont il va se servir pour piéger sa captive.   Chef d’orchestre de la sérénade, il ne parle pas de lui, il s’invente une existence rassurante : marié ou  divorcé sans histoire, toujours dans de très bons rapports avec son ex, père d’un enfant « adorable » qui compte beaucoup pour lui.   La parentalité est une des notes clefs pour les amadouer.  Être père d’un seul enfant rassure les femmes et suppose qu'il pourrait accepter d’en avoir un second. Les femmes, même dans une relation furtive, doivent pouvoir croire que l’amour naîtra, que tout est possible. Il sait nourrir leurs fantasmes romantiques ou d’amour, pour mieux les assujettir, qu’elles finissent par se  soumettre à son désir, qu’elles  se laissent  aller  à transgresser leur habitudes, à dépasser leur honte pour s’abandonner à des ébats sirupeux, pimentés, jusque là impensables pour elles. Garçonnet, en spectateur clandestin, il a participé aux confidences de la gente féminine familiale.  Baigné dans ce halo de doutes, de stratégies féminines, de rivalités, jalousies entre elles,  il a vite compris les enjeux d’un baiser pour la femme, et surtout du premier.

 

- Bonjour,  Jean-Etienne !

 -…………..

- Euh, tu ne te souviens pas ? Lycée Camille Claudel…C’est vrai j’ai changé… à mobilité réduite.

- AH ! désolé …j’étais dans mes pensées. Si, si bien sûr que je te reconnais, Charlène 2de 4. Les décennies nous ont rattrapé...

- Tu permets que je prenne un café

- Avec plaisir.

 

 Jean-Emmanuel et Charlène, les tourtereaux de la Seconde 4. Les inséparables se sont séparés un 21 décembre de l’année de leur terminale. Emmitouflés dans leurs passions fanées, enfouis dans une avalanche de reproches, de déceptions, la nouvelle année a dessiné sur l’écran de leurs 18 ans une passion amoureuse, d’une tonalité devenue fade.

Il remonte la pellicule de ses années lycée, un très beau film, têtes d’affiches excellentes. Qu'en reste-t-il ? Sa difficulté à s’enticher, s’amarrer, s’attacher à l’autre. Elle ne l’a ni trahi, ni trompé, elle a du écrire seule le dernier chapitre de leur histoire. Il aurait voulu dire…il s’était tu, son grimaçophone éteint.

   

-         Mais je  te dérange peut être. Tu attends quelqu’un…

-         Non, non pas du tout, je suis surpris, c’est tout.


Machinalement il commande sa deuxième Suze, le regard perdu. Il n’arrive pas à jouer son rôle, il n’est tout simplement plus là.


             -     De toute façon je dois y aller. Une autre fois peut être… Je passe tous les jours par ici. Sur les pavés, ça roule …

 

D’un geste rapide elle actionne le bouton électrique, fit tourner son fauteuil. Elle est restée très séduisante.

Il part sans finir sa Suze et prend le chemin du cimetière des blanches... Il vacille sur sa ligne d’horizon, fracturée.


  A Suivre, très prochainement...

LN

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20 septembre 2011 2 20 /09 /septembre /2011 12:17

MATT égrène ses 20 ans sur le chapelet de ses cartouches

 

 

  foto tel 031

 

 Ses rangers crottés alourdissent sa démarche.  Il porte sa carapace de toile et son casque dodeline au rythme de ses semelles boueuses, ralenties, foulant la terre meuble. Devant lui, les fidèles rescapés, derrière lui, le silence enivrant du désert, au loin le sommet découpe le voile blanchâtre du ciel embué, comme son cerveau.

 

afhan blog

 

 Un souvenir d’enfance le tire de sa léthargie étouffante. Sur l’estrade, ses muscles tremblent. Dans un léger raclement de gorge, sa voix résonne hors de lui tandis que  son regard s’accroche à une petite tache sur le mur de la classe. Il se souvient qu'il lâcha les rennes  de sa raison. Rimbaud l’enivra quelques minutes.


Tout en marchant résonne au fond de sa poitrine, Le dormeur du val :


C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.


Il dut sortir de sa rêverie rimbaldesque pour retrouver sa place dans les rangs. Sale journée. Plus rien ne frémit, ni le vent, ni les ombres, ni la lumière, seuls leurs pas lourds trompent le silence.


Je n’aime pas ces patrouilles dans les  villages. Pourtant c’est notre principale mission. Sécuriser la population, tenter de créer la confiance avec les habitants pour récolter des indices et dénicher les talibans. Nous sommes là pour protéger les civils mais sommes  souvent accueillis avec des pierres ou des regards cinglants de désespoir. Leur silence hurle colère et haine.

Nos semelles  sillonnent leurs récoltes, les épis se courbent à notre passage. Leur terre cultivée est notre  seule  assurance contre les mines qui jalonnent la région. Ici chaque mot peut signer ta mort, chaque pas peut t’exploser. Nous saccageons leurs champs, brisons  leur seul espoir de survie. La vache du village a péri sous nos mitrailles. Plus de lait, plus de vie. Sa dépouille fermente tandis que les mouches se délectent du sang séché.

Les hommes  lèvent les bras au ciel, implorent et pleurent. Leur pays est exsangue. Ils sont l’enjeu d’une guerre livrée à leur insu. Une balle inattendue des troupes occidentales  ou la gorge tranchée par le sabre taliban, ils se savent déjà des survivants en sursis.  Les enfants nous enserrent. Leur  grappe de rires espiègles, insouciants ou moqueurs nous quémandent un ailleurs.

 Ici, l’apprentissage de la survie est de toujours balayer les recoins d’un regard perçant mais rapide. La pointe de mon fusil fouille dans les décombres des maisons abandonnées, les débris d’objets, de cartons, de tôles. Parmi ces fatras, un livre tente de lutter contre la désolation en se cachant sous la poussière. L’écriture arabe  dessine des figures arabesques. Il se loge facilement dans ma poche, vestige de mon expédition.

Le soleil martèle mon casque, je sue sous mon barda. Des frissons se propagent, ondoient  sous ma peau tandis que mon esprit s’égare, s’absente. A TERRE !! «  Tu mangeras  la poussière. » Elle est blanche, celle du sable de l’enfer.  


Il boit une gorgée, puis une autre. Il se relève. Les tirs se poursuivent. Il court rejoindre les autres, dissimulés à l’orée du bois. Ils se regardent, suspendus à la   décision extrême de l’assaut.  « Couvrez-moi. Ils sont là, dans le fossé. Je vais les prendre par surprise. »

Aujourd’hui ils en ont eu quatre. Ils ont déterré ces talibans, ces  rats, tapis sous les racines des arbres, déchargé leur rage haineuse contre ces ennemis, ces ombres ondulantes, ces djellabas noires, sous lesquelles les armes  serrées dans leurs mains s’arc-boutent sur la révolution islamique.


Retour à la base.  Armadillo*, sud de l'Afghanistan. Comme des trophées, ils brandissent leurs sourires éjaculateurs, inondant leurs visages,  d’une revanche barbare. Mais leur gloire leur a valu des pertes.  Evan et Johannes, les compagnons d’armes, à la vie à la mort, ont rejoint le dormeur du val, troués par  des balles ennemies. Un troisième, Andreas, est blessé, évacué par hélicoptère. « On a été obligé de l’amputer des deux jambes, mais il va bien… » Leur humanité revient tambour battant : les yeux, humides,  se baissent, les rictus se figent. Leur camarade a échappé à l’assaut final, à la plaque commémorative. On peut vivre sans jambes.  Encore un jour supplémentaire de gagné contre leur propre mort.


Il l’a longuement embrassé, tenue sa main au-delà du bout de ses doigts, jusqu’à ce que  le vide s’en mêle. Epaulé par son ami, il résista pour ne pas courir, la prendre dans ses bras, encore une dernière fois. Il osa lui mentir. Il reviendrait, l’affaire de quelques mois. Il lui a promis : pas de combats, juste des opérations de sécurité. 


La Force Internationale d’Assistance à la Sécurité a été créée en 2002 suite aux attentats du 11 septembre 2001, r   assemble les forces de plus de quarante pays pour mener la guerre contre le terrorisme.  Son pays, le Danemark, petit pays d’Europe reconnu pour ses aspirations au bonheur du plus grand nombre de ses citoyens, y contribue avec l’envoi de 750 soldats. 

Matt comme ses compagnons est volontaire. A 20 ans, il vit dans sa famille dans le petit village où il est né. Ils ont tous grandi ensemble, comme quatre frères d’armes. A la vie, à la mort. L’occasion était trop belle de "devenir" les héros de leur enfance,  de vivre des situations extrêmes, d’incarner l’Aventure, celle que l’on raconte aux enfants, les yeux écarquillés.  Ils reviendront ensemble, le village fêtera leur bravoure, leur courage. Ils ne sont plus que trois…


Devant lui, à quelques mètres, les cercles enlacés des barbelés, scintillent au sommet des murs d’enceinte de leur base.  Ses yeux le piquent.  « Restez vigilants jusqu’au bout ».


Il l’a embrassé si tendrement, qu’il a capturé le goût de leur dernier baiser. Véra  est en lui, gravé sur le  médaillon de la dernière chance. Il prie, dans le souffle léger des âmes endormies, il prie de revenir, rejoindre le nid de leur histoire.   Chaque soir depuis son deux mois,  il vérifie derrière ses paupières,  que le sourire de Véra est toujours là, les  contours de sa silhouette bien nets, que la couleur des images ne s’efface pas. Il vérifie toutes les pièces de sa mémoire, contrôle l’état des fils de sa vie.

LN


*Armadillo, film documentaire de Janus Metz

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23 juin 2011 4 23 /06 /juin /2011 21:45

 

 

La minute de Jules


Il est 17H et quelques minutes. Jules a les yeux rivés sur son tout nouveau chronomètre. Il fait le tour des bracelets-montres des invités. Elles affichent toutes 17H12. Le désarroi du Petit Prince s’est emparé de Jules et de sa question horaire. Le Petit Prince reste perplexe. Jules a un air grave. Son appareil rutilant affiche 17H11. Il a perdu sa minute. Quelle est la bonne heure? Le grand à sa gauche ou à sa droite, il ne sait pas trop bien encore, enfin à coté de lui, lui souffle : « Seule l'horloge parlante est fiable ». Une horloge qui parle? Le grand pianote 3699 sur son mobile. Lui collant le combiné sur l'oreille, Jules entend très distinctement : « Au 4ème top, il sera exactement 17H13 minutes ». Son œil se précipite sur son cadran : 17H12. Il lui en manque toujours une. Les sourcils froncés, sa tension le fait dandiner d’un pied sur l’autre. Impossible ici d'arrêter le temps pour se mettre à l'heure. Sur l’hémisphère du Petit Prince, il en est tout autrement, le temps n'est pas compté. Seule la ronde du soleil et de la lune donnent un rythme.


 Jules expérimente le sablier de la vie qui lui échappe chaque matin. Ses chocapiks restent au fond de son bol, son verre de lait à demi plein, ses lacets pas noués et son sac à dos qui s’accroche tant bien que mal à une épaule. « On va être en retard… », la mélodie du matin…


Son chronomètre, comme un collier de perles précieuses autour du cou est son objet d'amour du moment, la seule attraction de sa conscience qui s’éveille. Jules persévère. Il sait déjà qu'il doit s'obstiner pour ne pas se résigner à la fatalité apparente des choses de la vie. Il veut comprendre. Il veut récupérer sa minute. « Etre prisonnier du temps » disent les grands, dont l’écoulement des heures se dérobe  à eux. Jules ne veut rien savoir. Devant lui se déroule le temps dans sa perception infinie. Il a tout son temps et il ne veut pas en perdre une miette, ne pas être à la traîne des adultes. Une minute de Jules équivaut à un moment d’éternité, une longue minute hors champ, intemporelle.


Il pianote sur tous les boutons du chronomètre, les tâtonnements de l'enfance sont à l’œuvre, aux aguets. Et Jules perçoit que tous ces grands ne savent pas plus que lui. Il est seul à vouloir récupérer sa minute, car sans elle le jour est détraqué. Comment vibrer sur la tonalité de cette journée qui se déroule autour de lui, s’il se sent décalé.

Ce bidule autour de son cou qui l'avait tant réjoui, a perdu de sa magie. Va-t-il devoir le dompter cet objet insolite, y renoncer, l’abandonner, se résigner à cette minute disparue mystérieusement ? Apprivoiser un chronomètre est plus qu'un défi, une chimère. Le Petit Prince a hâte de retourner sur sa planète, écrin de ses désirs.


Une minute de moins... Je dois la récupérer avant que la nuit tombe et enfouisse tous mes espoirs initiatiques.


Jules reconnait bien ce manque remplacé chaque jour par un autre. Il tente de l'attraper, l'enfermer pour le capturer, rien à faire. Il poursuit avec pugnacité tout ce qui lui échappe.


Une minute devrait mieux s’attraper qu'un papillon qui s’envole dès qu’on l’approche, quand il s’enfuit à sa guise. Mais la minute est toujours là, insolente, bruyante à toujours vouloir rappeler son absence. Alors celle-là, celle qui le nargue, qui s'est évadée, elle va bien revenir.


Il est confiant. Son père est là, sans se prononcer sur cette minute manquante. Du haut de son mètre dix, il peut entrevoir ses souliers vernis sur le gazon, qui le dépassent, le contournent, l'entourent. Son regard complice lui insuffle : « Si tu cherches, tu vas la retrouver ta minute ». Les yeux de Jules se confondent avec ceux du Petit Prince, toujours là, dans l’ombre. Ils pétillent.


Le temps s'est enroulé sur les herbes folles du jardin. Maintenant il est 17H14 sur le chronomètre de Jules et 17H15 sur les autres cadrans des invités.


Ne pas avoir la bonne-heure est-ce un malheur ou signe du bonheur. Ce trou dans l’enveloppe temporelle dessinerait-il des horizons imprévus ?


Mais quelle est la bonne heure ? Celle de son ordinateur, qui stoïque affiche toujours une heure, incontestable, celle de son père qui ne sait jamais l'heure qu’il est. Sa mère, toujours en retard, la boulangère très en avance sur l’heure de Jules. Jules retient son heure. Il a déjà perdu une minute, il ne laissera pas en échapper une de plus. Il comprend que son Chrono-Maître s'est moqué de lui. Il doit réfléchir.


Tournant les talons, Jules s’isole, allongé dans l’herbe. Le grand le rejoint. Ils cherchent le bonheur sur le parterre des trèfles. Jules a oublié temporairement sa minute. Attentif, il étudie les feuilles, appliqué pour trouver LE quatre feuilles, une autre quadrature du cercle…

 

LN  et des  clins d'oeil de Charlie

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  • : Chatouillement de l'Âme
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