Fratricide Culinaire
Jacques s’était choisi un nom de scène, Jack , qui sonnait comme le claquement du lasso sciant l'azur. Apprenti cuisinier puis sommelier dans un grand restaurant parisien, Jack " ce self made man", comme il aimait se présenter, s'était fait tout seul. Respectant la lignée familiale, il s'était naturellement tourné vers les métiers de bouche: pâtisserie, œnologie, il goûtait à tout ce qui pouvait faire de lui un Maitre cuisinier.
Après avoir écrémé les alvéoles culinaires, il s'installe dans la région Lyonnaise, réputée pour sa gastronomie. Il rachète une biscuiterie- confiserie artisanale, située à Ampuis, petite bourgade tranquille, au pied des vignobles fameux de la Côte- Rôtie, au bord du Rhône, à quelques kilomètres de la grande ville. Il acquiert le domaine du Château d'Ampuis, magnifique bâtisse avec ses tours, son toit élancé et sa grande terrasse. Si le château conserve une certaine apparence, il manque des tuiles au toit, le crépi des murs se ronge d'une lèpre secrète, les fossés regorgent de boue et l'herbe folle court sur les allées du parc. Jack rénove le domaine, redessine le grand parc. Le temple d'amour, érigé sur la rive du Rhône, promet des rencontres romantiques et secrètes. La piscine de trois bassins en enfilade, et les tennis sont agencés au milieu d'une composition horticole, choisie soigneusement par le maitre des lieux.
Une usine, un vignoble, un château, Jack aurait pu incarner le rêve américain. Son esprit d'entreprise, son énergie, sa folie des grandeurs, sa capacité créatrice firent fructifier rapidement son affaire. En biscuiterie, il développe la gaufrette feuilletée, fourrée au jus de fruit frais. Il choisit sa marque "Eubeurlay", comme si l'addition d'œuf,beurre, lait suffisait à en obtenir la qualité gustative. Le mystère de fabrication de ces gaufrettes, qui connaissent leur heure de gloire, reste absolu. Elles croustillent dans toute la France. L'entreprise devient, après à peine une année d'ouverture, une importante affaire au rang national. Il protège sa marque d'un blason et de sa devise. Perfectionniste dans les moindres détails – ce qui ne manquait pas de surprendre ou irriter parfois son entourage – il inscrit au fronton de sa créativité la devise « Nec plus ultra ».
Jack s'enrichit et rejoint le clan des notables. Gourmet, friand des plaisirs de la table , il invite au château tout le gratin, les figures honorables de la région. Ses bals, réceptions, rayonnent dans la région. Pourvoyeurs d'emplois, de festivités, Ampuis le reconnait comme celui qui sauva le Château, vestige du passé, et impulsa à la région un nouveau dynamisme dans cette période instable de l'année 1929. Mais dans l'ombre de sa gloire, ses concurrents, installés dans la région depuis plusieurs générations, issus du terroir, entendent bien contrer son ascension.
Jack, conscient de sa réussite jalousée et pour asseoir sa notoriété, s'immisce dans les affaires de la cité et s’engage dans l’équipe municipale, aux cotés de son concurrent principal.
Quelques mois après la flambée des gaufrettes EUBEURLAY, au sortir d’un conseil municipal, Guétal, son concurrent, patron d'une usine de biscuits de madeleine l'interpelle:
-Cher ami, quel est votre secret pour que vos simples gaufrettes inondent le pays et supplantent mes madeleines de Proust dont vous avez apprécié la saveur unique, moelleuse, fondante.
- Mon cher, le succès appartient au secret des sources.
- Nous avons tous nos astuces. Si la gaufrette accompagne les desserts glacés, la madeleine accompagne merveilleusement bien l’heure du thé. Pourrais je vous proposer de nous associer. En conjuguant nos talents, nous pourrions voir plus loin. Vous avez déjà visité mon usine et vous connaissez la qualité de mon installation, la rigueur de mes équipes.
- Je n'affectionne pas les monstres à deux têtes. Je préfère suivre mon intuition. Nous en reparlerons.
Est-ce l’amorce d’une guerre qui ne dit pas son nom, un fratricide culinaire.
Quelques jours suivant cette conversation, l'agent de maitrise Léon, pivot de la fabrication chez EUBEURLAY disparait, sans que nul ne sache ce qui a pu se passer. Jack , premier à être interrogé par Capuchon, chef brigadier, est abasourdi. Léon, son ami de toujours. Apprentis ensemble à Paris, dans le même restaurant, Léon est son plus proche conseiller, son homme de confiance. Sans lui, chou blanc! Tout s'effondre et seul Jack le sait . Il ya bien Madeleine, sa femme, toujours prête à mettre la main à la pâte, pour lui tenir la dragée haute. Madeleine, dodue comme celle de Proust, manque de moelleux. Les ouvriers la surnomment la Régente. Son mari n'aime pas lui donner trop d'importance. En l'absence de Léon, il n'a pas le choix et doit s'en remettre à sa femme. En attendant de retrouver Léon, elle le remplacera dans l'atelier, dont elle seule détient la clef. C'est dans cette pièce tout en longueur, dont les volets restent clos, que Léon et Madeleine, chaque matin, bien avant le lever du soleil, lèvent la pâte, partagent le secret de la fabrication. Au centre de l'atelier, s’aligne un grand établi poudré de blanc. Adossés aux murs, trois vaisseliers cadenassés où sont rangés les ingrédients. Aucune écriture, aucun indice pour identifier ces poudres blanches ou coquille d'œuf, et des liquides incolores.
Etrange cette coïncidence, entre la conversation avec Guétal et la disparition de son contre maître, pièce irremplaçable, du "nec plus ultra". Comment son concurrent aurait-il su que Léon était le chef d'orchestre du flux de production et le garant de la qualité inégalable de la gaufrette.
Ce dimanche là, Jack ne faillit pas à se rendre à l'office, puis à se rendre chez Marie-Luce, la patronne du seul bistrot du bourg. Il paye sa tournée, tend l'oreille aux conversations, parfois murmurées des invités. Les rumeurs mijotent, s'évaporent en brume pimentée. Complot, trahison, fuite, détournement, vol…. les discussions vont bon train. Guétal, habitué aussi à cet apéritif dominical, s'approche de lui.
- J'ai appris la nouvelle. Décidément on ne peut faire confiance à personne. On raconte que sans lui, votre agent de maîtrise, votre fabrication ne peut plus être à la hauteur de votre devise. Réfléchissez à ma proposition, mes ouvriers sont dotés d'une compétence et d'une obéissance reconnues. Il suffirait de leur donner vos directives, il s'exécuteraient .
Jack se refusa à répondre. Il souhaitait faire mariner son adversaire. Guétal continua.
- Savez vous ce qui a pu se passer avec votre collaborateur?
- J'ai ma petite idée mais laissons les gendarmes faire leur travail. Peut être une vengeance? La jalousie peut expliquer certains méfaits à mon égard. Si tel est le cas, cela noircirait la réputation de toutes les industries de la région, la vôtre y compris. On ne m'enfarine pas facilement.
Son ton était acidulé, ciselé.
- Je n'en doute pas mais est ce une insinuation?
-Une intuition, juste une intuition.
La fabrication se poursuivit avec Madeleine à la tête de la chaine.Deux jours plus tard, Jack reçut un billet de Léon, glissé discrètement sous la porte de son bureau. Quelques lignes écrites à la hâte sur un papier froissé.
"Nec plus ultra est convoité. Ma bouche est muette, secret gardé. A bientôt L."
Il reconnut l'écriture de Léon. Il savait que sa confiance était absolue. Rassuré, il alla faire sa sieste journalière avant d'entamer sa tournée dans l'usine. Dans une somnolence crémeuse, il laissa décanter ses soupçons et son amertume. Il devait se résigner à transmettre le secret de sa gaufrette magique. Si Léon ne revenait pas il perdrait tout. Son trésor si bien gardé risquait de lui souffler sa réussite.
Ses deux filles étaient trop jeunes, Léopold, le second agent de maitrise, mou comme une figue. Il avait failli oublier le Suisse, l'ingénieur, celui qui l'avait mis sur la voie, lui avait soufflé la potion magique. Il avait ensuite trouvé la recette miraculeuse, à force d'expérimentations. Des nuits entières, il avait œuvré à créer cette gaufrette et chaque matin il apportait à Madeleine sa réalisation. Elle avait du palais la Madeleine et savait apprécier l'infime, le nec plus ultra. Au terme de plusieurs essais, il avait trouvé le bon dosage, homéopathique. En proportion minutieusement testée, ajoutée à l'eau et la farine, il déposait de la magnésie, une poudre blanche d’infime densité, qui donnait au biscuit sa légèreté et friabilité exceptionnelles dont Jack pouvait dire que « son produit était souvent copié mais jamais égalé ».
15h45. Il commença sa visite à l'usine, un large sourire inhabituel éclairait son visage.
LN